

mars-avril 2016 - n°46
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HDS
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en t r e t i en
Il n’y a pas
d’espèces plus
ou moins évoluées,
comme il n’y a pas
d’organes plus ou
moins évolués
Prix La Science se Livre 2016
Deux ouvrages ont été distingués en début d’année
dans le cadre de la manifestation départementale. Le
premier, dans la catégorie « Adultes » :
L’Évolution,
question d’actualité ?
de Guillaume Lecointre aux éditions
Quae. Et le second, dans la catégorie « Adolescents » :
Les oiseaux globe-trotters
de Fleur Daugey et Sandrine
Thommen aux éditions Actes sud junior.
n
vallee-culture.hauts-de-seine.fr
HDS
Peut-on dire d’une espèce qu’elle est plus évoluée qu’une
autre ?
GL
Il n’y a pas d’espèces plus ou moins évoluées, comme il n’y a pas
d’organes plus ou moins évolués car ils ne sont tout simplement pas
comparables. Cela dépend de la performance que l’on cible, de ce que l’on
a besoin de faire. S’il est très important de courir à 120 km/h en milieu
terrestre, alors c’est le guépard le plus évolué. Si la performance est de
plonger à six mille mètres alors ce sont certains calamars les plus évolués.
S’il s’agit de peindre la
Joconde
, alors c’est l’Homo Sapiens Sapiens qui
l’emporte. C’est un raisonnement réducteur.
HDS
:
Tout comme le schéma, que l’on associe à Darwin, qui va
du singe qui se redresse jusqu’à l’homme debout…
GL
Cette image, tout d’abord, ce n’est pas Darwin qui l’a dessinée. Elle n’est
pas fausse mais elle n’est pas vraie. Premièrement, elle suggère que l’abou-
tissement de l’évolution, la « dernière » espèce serait l’homme. Or, notre
espèce a deux cent mille ans et je peux vous citer une espèce de moustique
apparue il y a cent ans ou une espèce de lézard datant d’il y a moins de
trente ans. Deuxièmement, cette image ne représente qu’un seul lignage.
Or, le vivant se transforme selon un schéma buissonnant. En ne montrant
qu’un seul lignage, on sous-entend que si l’homme apparaît alors le singe
disparaît. Or, ce n’est pas le cas. Et je vais aller plus loin, l’homme est un
animal et l’homme est un singe. Car il en a les caractéristiques taxino-
miques qui permettent, en sciences, d’établir une classification.
HDS
Partant de ce schéma, tout comme nous avons perdu notre
orteil opposable, on entend souvent que nous allons perdre
notre petit doigt de pied ou nos dents de sagesse. Est-ce vrai ?
GL
Nous pensons que nous allons perdre notre petit orteil à force de
porter des chaussures et réduire le volume de nos dents de sagesse à force
de manger des aliments mous. Mais l’évolution sur le long terme n’est
pas prévisible. Car l’environnement, qui est le crible de la sélection, est
une intrication de tellement d’éléments qu’il n’est pas prévisible. On ne
sait pas quelles seront les contraintes qui vont s’appliquer aux popula-
tions à une échelle de quelques centaines de générations. Or, cela ne fait
qu’un peu plus d’un siècle que nous avons ce mode de vie, ce niveau
d’hygiène et de médecine. Et encore, cela ne concerne que vingt pour cent
de la population mondiale.
HDS
Malgré cette difficulté de prévision, comment sait-on qu’une
espèce va disparaître ?
GL
Si les changements écologiques ou environnementaux que subit une
espèce sont trop brutaux par rapport au temps de génération de l’espèce,
on sait qu’elle est menacée. C’est une question de vitesse. D’autant que
si la démographie de l’espèce est devenue trop restreinte, il n’y a plus
assez de diversité. Les individus étroitement apparentés commencent à se
reproduire entre eux et ce n’est pas bon. La reproduction est un moteur de
variété, elle rebat les cartes génétiques. Et la variété, c’est l’assurance-vie.
Une population qui devient homogène génétiquement est condamnée.
Si jamais le milieu change, il n’y a plus de « solutions sous le coude ».
HDS
Aujourd’hui, de nombreuses espèces sont menacées. Malgré
cela, vous remettez en question la notion de « crise de la biodi-
versité ». Pourquoi ?
GL
Il y a bien un changement accéléré de la biodiversité. Mais il n’y a
pas de « crise de la biodiversité ». Quand on dit crise, on sous-entend
que c’était mieux avant. Mais pour qui ? Les êtres vivants (en dehors des
hommes) n’émettent pas de jugements de valeur. C’est donc d'une crise
de responsabilité pour nous-mêmes qu'il sagit. C’est la biodiversité à
laquelle nous sommes attachés qui est menacée. Mais la biodiversité a déjà
surmonté des « crises ». En 550 millions d’années, il y a eu cinquante-
cinq moments d’accélération de changement avec des remplacements de
faune et de flore. Ensuite, il y a les « big five » - les cinq grandes crises si
je puis dire - où, pour certaines, ce sont carrément 80 % des espèces qui
se sont éteintes. Un rapport récent établit que d’ici la fin du XXI
e
siècle,
c’est la moitié des espèces connues actuellement qui auront disparu.
La sixième grande extinction est en route mais cette crise c’est la nôtre.
La biodiversité finira par repartir. La biologie évolutive nous enseigne
que la vie rebondit toujours.
n
Propos recueillis par Émilie Vast
Photos : Jean-Luc Dolmaire
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